-XII-

On changeait Joël. Madame Seymour, déjà sur son départ, contemplait son petit-fils avec une sorte d'extase. Le bébé, libéré de ses langes, agitait ses bras et ses jambes. Comme il était déjà fort ! Il avait attrapé sa couche et la serrait. De son autre main, il tenait le doigt de sa grand-mère. Elle en était attendrie. Vraiment, ne fut-ce que pour ce petit, il fallait sauver ce ménage de toute imperfection. Elle allait, dans la voiture, parler à Gérard. Surtout elle reviendrait bientôt. On ne pouvait rien faire en vingt-quatre heures, et Dorothée sentait qu'il fallait à tout prix mettre fin à l'intimité de Gérard et de la garde. Elle reviendrait. Il le fallait.

Pourquoi le souffle de Joël était-il un peu rauque ? Le bébé, crispant ses poings minuscules, éternua.

« Il s'enrhume, Mademoiselle, s'exclama Dorothée. Aussi, pourquoi laissez-vous la porte ouverte quand vous le changez. Vous voyez bien qu'il arrive du froid sur lui ».

Gisèle sursauta. Elle se redressa prête à répondre. Un instant les deux femmes, comme des adversaires, se mesurèrent. Gisèle plia. Détournant le regard, elle ferma la porte.

Mais les deux femmes étaient toujours là, comme deux ennemis. Dorothée sentait qu'elle avait vaincu. Passagère victoire ! La garde n'attendait que son départ pour se redresser. La force tranquille que rayonnait Dorothée l'avait surprise, intimidée. Elle était comme le serpent soudain fasciné par un chant de flûte. Que cessât le chant, elle retrouverait son venin.

« Maman, il est temps de partir ». Gérard appelait Dorothée.

« Déjà, c'est bien court. Mes enfants, c'est vraiment trop court. Je reviendrai le plus tôt possible ». En disant cette phrase, Dorothée regarda Gisèle. « Allons, mon grand, descend toujours. J'embrasse encore mon Joël. Ma chérie, ton fils est trop adorable. J'en suis folle. Je ne le connais que depuis hier, et je ne peux déjà plus m'en passer. Quel vieux cœur incorrigible j'ai là. Allons. Je t'embrasse encore, toi aussi, et je me sauve. Mais je reviendrai bientôt, c'est trop bête de ne pas plus vous voir quand si peu de choses me retiennent à Paris. À bientôt ma chérie. Au revoir, Mademoiselle » ajouta-t-elle, se retournant vers la garde.

Dans la voiture Dorothée sentait qu'il fallait parler. Ils avaient passé le pont, laissant derrière eux le fleuve et son cours sinueux. Mais comment parler à Gérard sans le froisser ? Il ne se doutait pas, certainement, des sentiments que lui inspirait cette Mademoiselle Perceron. Il ne sentait pas son emprise.

« Tu ne vois pas d'inconvénients à garder trop longtemps cette garde ».

« Si, j'en vois. Mais, tu sais, elle vaut mieux qu'elle n'en a l'air. Par moments, je la déteste pour sa sécheresse, ses petites hargnes de vieille fille. Mais elle est dévouée, elle est complaisante. Marie l'aime beaucoup. Tu as pu le voir, Marie la traite comme une amie. Évidemment, Mademoiselle Perceron est parfois insupportable, mais elle a de très bons moments. Et puis elle est très intelligente, sa conversation est agréable. J'y vois une ressource pour Marie dont la vie n'est pas gaie ».

« Sans doute, je ne nie pas les qualités de Mademoiselle Perceron, qualités sur quoi Marie et toi insistez. Mais je crains que si cette garde prolonge son séjour, elle n'en vienne à exercer une influence sur ton ménage. Tu connais mes idées là dessus. Une influence même bonne est mauvaise dans un ménage. À plus forte raison celle d'une garde. Tu sais bien que si je ne viens pas davantage à La Roche, c'est de peur de vous influencer, de m'immiscer dans votre foyer ».

« Je le sais, ma maman chérie, mais tu as tort. Tu pourrais venir bien davantage, et j'espère que l'attrait de Joël balancera ta discrétion. Tu nous ferais plaisir en venant plus souvent. Nous sommes très seuls à La Roche, et j'ai l'impression que ta présence distrairait Marie ».

« Pour une jeune femme, mon chéri, sa belle-mère n'est jamais une distraction ».

« Marie t'aime beaucoup. Elle n'a plus ses parents. Pour elle, tu es une mère ».

« Ce n'est jamais tout à fait la même chose ». Mais la conversation déviait. Dorothée ne l'avait pas entamée pour parler de ses rapports avec sa belle-fille. Gérard éludait-il volontairement cette conversation sur la garde ? Serait-il pris davantage que je ne pensais ? Autant de questions que se posait Dorothée. Elle reprit pourtant :

« Méfie-toi de cette garde et de l'influence qu'elle pourrait exercer chez vous. Je me trompe rarement sur des questions de cet ordre, et je te connais bien. Tout ce que tu penses je le devine ».

Que voulait dire sa mère. Gérard ne comprenait pas bien. Mais ils arrivaient à la gare.

S'en retournant, Gérard pensait à la conversation de sa mère. Qu'avait-elle voulu dire ? Il ne pouvait s'agir de lui. Cette garde, avoir de l'influence sur lui, ce serait trop drôle. Sans doute s'agissait-il de Marie. Évidemment, il ne faudrait pas que Mademoiselle Perceron prit sur celle-ci un trop fort emprise. « Maman a dû remarquer quelque chose », se disait Gérard. « Il est évident que Marie tient un peu trop à sa garde. Depuis que celle-ci est arrivée ici, je sens toujours quelque chose entre Marie et moi. Ses réactions me sont imprévues et ne s'accordent plus jamais aux miennes. Elle consent à tout, quand il s'agit de Mademoiselle Perceron. Nous n'osons plus nous embrasser. L'autre jour, Marie a admis sans difficulté que je ne couche plus dans sa chambre ».

L'intervention de Madame Seymour avait précisé son inquiétude, mais il ne voyait pas davantage quel parti prendre. Renvoyer Gisèle ? Comme l'autre jour, il sentait qu'il ne pouvait pas la renvoyer pour des motifs aussi minces.